Témoignage d’un enseignant de l’Institut Lemonnier :
Nuit du 5 au 6 juin… Comme tous les Caennais et les habitants de la côte, nous sommes réveillés en sursaut par la canonnade monstre qui parvient de la mer… Cette fois on n’en peut douter « ça y est… » et chacun de sauter à bas du lit pour essayer de se rendre compte de l’ampleur du débarquement.
Mais à part le rougeoiement qui s’étendait à l’Ouest, sur la côte, et l’immense nappe de fumée qui roulait sur l’horizon, impossible, même du haut de l’atelier de mécanique, de rien discerner… Aussi chacun, ayant tari ses commentaires, regagna son lit qui frissonnait sous les coups lointains des obus pleuvant sur la côte et essaya de dormir… Quelques heures plus tard nous étions tous de nouveau sur pieds échangeant nos impressions et nous demandant si nous n’allions pas, d’un moment à l’autre ; nous trouver en plein baroud…
Ça ne devait pas tarder…
A une heure et demie de l’après-midi une nuée de bombardiers apparut à l’horizon, venant de la mer, et se dirigeant sur nous.
Quelques minutes après des quartiers entiers de la ville étaient en ruines et en flammes. C’est à peine si on eut le temps de réaliser le malheur.
Personnellement, je venais d’écouter sur un poste à galène l’émission spéciale qui donnait de Londres les premiers détails concernant le débarquement et je sortais de chez le Père Directeur, à qui je venais de les communiquer, quand je vis choir sur la menuiserie trois bombes tandis qu’une dizaine d’autres tombaient, avec un bruit que nous n’oublierons plus, dans un rayon de vingt à cinquante mètres.
Perdus dans une âcre fumée de poussière qui m’aveuglait, m’étouffait et me crissait sous les dents, recroquevillé à terre, criant des supplications au Ciel, j’entendis, dans un vacarme indescriptible, fait de fracas des vitres et des tuiles qui tombaient, des portes et des fenêtres , des cloisons et des charpentes qui se disloquaient, des cris d’effroi, des gémissements et des appels… C’était atroce.
Et les bombardiers s’éloignèrent…
L’atmosphère à peine éclaircie, par je ne sais quel instinct, nous nous retrouvâmes groupés, alors qu’avant les bombardements nous étions dispersés aux quatre coins de la maison. Deux confrères, MM Robino et Le Ru, ainsi que trois enfants, étaient plus ou moins grièvement blessés. Deux autres supérieurs, le père Gouriou et l’abbé Pincé, manquaient à l’appel ainsi que trois élèves.
Sur les cours, recouvertes de tuiles brisées et de poussières, d’arbres déchiquetés, de portes, de volets et de fenêtres arrachées, on ne distinguait aucune forme humaine… Au bout d’un moment un garçon s’écria à travers un rire nerveux et saccadé, qui faisait mal : « J’étais avec eux dans la menuiserie et je suis juste sorti quand elle tombait ! Les malheureux ! Comment les découvrir dans ce fatras de ferraille tordue, de tôles ondulées, de planches brisées et de briques écornées ?...»
Le petit Blassy fut retrouvé le premier, dans la cour du voisin, où il avait été projeté par le souffle, par de-là le mur. Il avait la tête à moitié emportée. Roland Sale fut aperçu ensuite. Il semblait à peine assoupi, encore chaud. Et ne fut-ce le trou profond qu’il avait derrière la tête, du côté de l’oreille droite d’où suintait un sang noirâtre, on eut pu croire qu’il s’en tirerait à bon compte. Malheureusement, lui aussi était mort.
Contre toute espérance on continua à fouiller sur l’emplacement de la menuiserie. Tout à coup un appel retentit : c’était M Pincé qui appelait au secours et, pendant qu’on le dégageait, une nouvelle voix s’éleva, aiguë et haletante, celle de Marie Ange. Sur ces entrefaits, le père Gouriou rentra de la ville où le bombardement l’avait surpris.
Les premières bombes tombées sur Caen avaient fait chez nous deux morts et sept blessés. On les transporta tous à l’hospice Saint Louis et aussitôt on se remit à aménager les tranchées creusées au fond du jardin en 1940. Nous nous y abritâmes la nuit du 6 au 7 juin qui fut épouvantable pour les quartiers du centre de la ville. Une immense lueur montant du quartier Saint-Jean éclairait sinistrement notre abri. …
Source : « Caen Normandie 44, liberté pour l’Europe », journal de la ville de Caen n°32 du 6 juin 1984, page 37.