Le 28 mai 1940 le groupe est déplacée au sud de l’Angleterre vers le terrain de Martlesham à quelques kilomètres de la côte Est, l’aube venait à peine de rosir le ciel quand le groupe se forma au-dessus du terrain et mis le cap sur l’est. Une demi-heure plus tard, les appareils se posèrent par section de trois.
Quelques minutes plus tard, le Wing-commander Mermagen qui était parti aux nouvelles, revint et réunit ses chefs d’escadrille : « Patrouille au-dessus de Dunkerque, altitude 12000 pieds », annonça-t-il. « Nous décollerons dès que le plein sera fait. C’est tout ce que je peux vous dire. Il s’agit d’une évacuation, je crois ».
Aussi incroyable que cela paraisse aujourd’hui, le nom de Dunkerque ne signifiait, alors, à l’époque, rien pour l’anglais moyen. Comme l’armée entourait le projet d’évacuation d’un secret total, les gens, combattants ou civils, ignoraient ce jour-là que les plages de Dunkerque grouillaient d’hommes à bout de force, que le matériel s’amoncelait dans la ville suppliciée, qu’à moins d’un miracle, le corps expéditionnaire tout entier allait être anéanti. Quant aux pilotes, ils étaient franchement déçus. Encore une mission de patrouille…
Ils partirent groupés en 4 sections de 3 appareils, grimpèrent régulièrement et, à quelques 9000 pieds d’altitude, s’enfoncèrent dans la couche de nuages cotonneux qui s’étendait jusqu’à l’horizon. 1000 pieds plus haut, ils émergèrent brusquement du moutonnement blanc, montant jusqu’à l’altitude prescrite de 12000 pieds, filèrent vers la côte française toujours dans la même formation de parade. Un Messerschmitt surgissant derrière eux aurait pu les descendre tous, sans recevoir une seule balle. Droit devant, mais encore très loin, Bader vit une étrange plume noire s’élever au-dessus de la nappe brumeuse qu’il survolait. Presqu’au même moment, la voix du Wing-commander résonna dans les écouteurs : « Ça doit être notre objectif, cette énorme fumée. Probablement des réservoirs de pétrole incendiés. »
Ne sachant que faire, ils se mirent à tourner autour de la colonne de fumée. Ils auraient voulu descendre sous le plafond de nuages, mais le contrôleur avait dit « 12000 pieds » et dans leur inexpérience, ils considéraient cette indication comme un ordre. Autour d’eux, le ciel restait désespérément vide et, au bout d’une heure et demie, le Wing-commander ramena son troupeau vers le nord-ouest. Ils ignoraient qu’au-dessous des nuages, sur la plage sanglant des grèves, des nuées de Stukas exécutaient piqué sur piqué, et que des « Messerschmitts » mitraillaient des milliers d’hommes sans défense.
Comme ils revenaient à tire d’aile vers l’Angleterre, la radio les instruisit de se poser à Manston, puis, quelques minutes plus tard, les dirigea vers Duxford. Là, on les fit aussitôt repartir pour Hornchurch, une base de chasse située à une vingtaine de kilomètres à l’est de Londres. « Quelle pagaille ! » grommelaient les pilotes.
Le décollage eut lieu à 4H30, cette fois, ils volaient à 3000 pieds au-dessus de nuages massifs. Comme ils contournaient le promontoire nord pour laisser Douvres sur leur droite, Bader faillit crier un cri de surprise. Partant de l’estuaire de la Tamise, de Douvres, de toutes les anses et baies, d’innombrables petites embarcations se dirigeaient en convergeant vers le sud-est, parant la mer grise d’un cortège ininterrompu de yachts, de remorqueurs, de baleinières, côtres, canaux de sauvetage, vapeurs à aubes, immense ruban qu’entaillait par endroit une silhouette plus massive d’un croiseur ou destroyer. L’extrémité éloignée de l’incroyable défilé atteignait déjà la zone où l’épaisse fumée projetait son ombre mouvante sur la ligne basse du rivage.
Les appareils coupèrent au travers de la grève jaunâtre de Gravelines pour longer les plages en direction de Dunkerque. Tout d’abord, les soldats aux abords de la ville ressemblaient à un essaim de fourmis, puis, comme la distance diminuait, à une myriade de mouches noires, agglutinée sur le sable. On dirait la plage de Brighton le 1er jour des vacances de Pentecôte, mais ce n’était pas la Pentecôte et Bader, les dents serrées, commençait à avoir une idée plus précise de la guerre.
L’avant-garde des petits bateaux rampait dans l’eau verte des hauts fonds, relié à la terre par des pointillés noirs, les têtes et les épaules des hommes qui allaient embarquer.
« Des ennemis droit devant ! » annonça une voix dans les écouteurs.
Bader les découvrit presque au même instant : 10 ou 12 appareils à peut-être 5 kilomètres légèrement sur la droite. Ils semblaient se porter à la rencontre de la formation britannique. Quelques secondes plus tard, Bader les distingua nettement. Puis brusquement, les « Messerschmitts » virèrent à gauche et se mirent à grimper, cherchant l’abri des nuages. Ils devaient transporter des bombes puisque visiblement, ils ne tenaient pas à engager le combat. Le Wing-commander, volant en tête de son groupe, releva le nez de son « Spit ». Un flot de douilles jaillit de ses ailes qui branlaient le retour spasmodique de ses mitrailleuses. Mais, il lui aurait fallu au moins une marge de 10 secondes pour arriver à portée utile.
Soudain, un des « Messerschmitts », vomit une fumée noire, quitta la formation en plongeant et, s’embrassant d’un seul coup, tomba comme une pierre. Percutant au sol à la lisière sud de la ville, il explosa en un geyser rougeoyant. Les autres allemands avaient déjà disparu dans le nuage, et le ciel était de nouveau vide. Il resta même vide pendant toute la durée de la patrouille. Quand, quelques minutes après 7 heures, le groupe se posa à Hornchurch, tous les pilotes se précipitèrent pour féliciter leur chef.
Le lendemain matin, ils durent encore s’extirper de leur lit à 3H30 pour un décollage à 4H30, le surlendemain aussi, et à nouveau, le jour d’après. A présent, Dunkerque n’était plus qu’un immense brasier, cerné de canons dont les lueurs de départ formaient une chaine permanente de clignotements. Pour le reste, c’était toujours la même chose : les innombrables embarcations, les hommes serrés sur les plages, le ciel vide. D’autres unités de la R.A.F. eurent des rencontres sanglantes avec des bandes de « Messerschmitts » et de « Stukas », mais le 222ème groupe, lui, ne rencontra jamais rien.
Enfin, le 5ème jour de la bataille, ils aperçurent, au-dessus de l’incendie dévorant une masse de points noirs qui évoluaient rapidement dans l’atmosphère saturée de fumée. Des « Messerschmitts 110 » qui manifestement s’apprêtaient à attaquer les plages. Surpris, les allemands virèrent et filèrent vers l’intérieur des terres sans lâcher leurs bombes. Mais, comme le ciel était parfaitement dégagé, les Spitfires se lancèrent à leur poursuite, fonçant à plein gaz. Bader, crispé aux commandes, n’eut guère le temps de réfléchir. D’un geste automatique, il déverrouilla ses mitrailleuses, certain de pouvoir enfin s’en servir. Comme il se retournait pour parcourir du regard la ligne régulière de sa formation, il vit, du coin de l’œil, 4 formes grises surgirent sur la gauche, un peu au-dessus d’eux et plonger sur la section de flanc garde. Il les reconnut aussitôt, et pourtant, il ne les avait vu jusqu’alors que sur les tableaux comparatifs des appareils ennemis qui ornaient les murs du mess. Ces silhouettes effilées de requins, ces nez vigoureux qu’ourlaient le halo orange des balles traceuses ; « Pas de doute, c’était des « Messerschmitts 109 », les célèbres chasseurs de la Luftwaffe ».
Pesant brutalement sur le manche et le palonnier, il vira serré pour se porter à leur rencontre. Une seconde plus tard, un 109, lancé en flèche, se présenta juste devant lui. D’un pouce rageur, Bader écrasa le bouton de détente. L’appareil tout entier vibra sous le recul frénétique de ses huit mitrailleuses. Le 109 oscilla comme à la recherche de son équilibre, dérapa, montra on ventre comme dans un geste obscène et, s’embrasant d’un seul coup, partit en chute libre. Fasciné, Bader le vit descendre, tournoyant comme une toupie, et s’écraser quelque part sous le plafond opaque des écrans de fumée.
Ivre de joie, de cette joie sauvage du chasseur qui, en détruisant un adversaire dangereux, a gagné le droit de survivre lui-même, Bader amorça un large virage pour rejoindre sa formation. A sa surprise, le ciel était désert. Le groupe avait dû s’enfoncer vers le sud, à la poursuite des bombardiers. …/…. Mais quand, une demi-heure après son atterrissage, le groupe regagna le terrain, il manquait deux appareils. Les Messerschmitts avaient pris leur revanche.
Au début de l’après-midi, ils revinrent sur Dunkerque, impatients de venger leurs premiers morts. L’espace, étrangement cloisonné par des murs de fumée et des grains de pluie, paraissait plein de menaces imprécises, comme une maison hantée ou une jungle peuplée de fauves. Bader rôdant le long des plages, vit une ombre piquer sur un destroyer, redresser au des cheminées et remonter en chandelle. Un énorme jet d’eau creva la surface juste derrière le bâtiment dont l’arrière, soulevé par l’explosion de la bombe, montra un instant son hélice au-dessous de l’eau. L’appareil allemand, un Heinkel, vira vers la terre, et Bader se lança à sa poursuite. Voyant des éclairs rapides sortir du bombardier, il déclencha ses propres armes, et presque aussitôt les lueurs cessèrent. Pas de doute, il avait dû liquider le mitrailleur. Le Heinkel vira de nouveau, si brusquement que Bader mit plusieurs secondes pour revenir vers lui. Des secondes qui représentent un écart d’un bon kilomètre. Mais déjà sa proie lui échappait. Deux autres Spitfires dégringolant en ciseau, étaient en train de l’achever. Tout en pestant contre les intrus qui le frustraient de sa victoire, il s’émerveillait de la vitesse prodigieuse des événements. Ce n’était pas un sport où l’on pouvait se permettre de lambiner.
Mettant le cap au nord-ouest pour essayer de rejoindre sa formation, il retrouva le destroyer toujours au même endroit. Mais peut-être le navire est-il endommagé ? Il amorça une spirale descendante pour s’en rendre compte. Les hommes du destroyer ne semblaient nullement affectés par leur mésaventure ; ils lui adressaient ce qu’il prenait pour des signaux lumineux, jusqu’au moment où, voyant de minuscules taches noires passer devant lui, il se rendit compte de son erreur. Les « signaux » étaient les lueurs de départ d’une pièce de D.C.A. à tir rapide. A cette époque, les gars de la marine tiraient d’abord et ne vérifiaient l’identité des appareils que par la suite. Bader s’empressa de déguerpir.
Le 4 juin, il fit partie de la dernière patrouille envoyée sur Dunkerque. La plage était déserte, et les ruines de la ville finissaient de crouler sous leur linceul de fumée. Seul dans le port encombré d’épaves, un petit yacht au moteur poussif se dirigeait vers la haute mer. Le dernier bateau à quitter Dunkerque…